Article de Septembre 2015 mis à jour.

Cher Monsieur,

En 1995, alors que vous étiez Premier Ministre, votre gouvernement a confirmé l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), successeur de l’Impôt sur les Grandes Fortunes (IGF, créé sous Pierre Mauroy en 1982 puis suspendu puis réinstauré), qui a rapporté une recette fiscale de 5,4 milliards en 2015. Vous avez dit depuis que vous le regrettiez, et vous semblez persister aujourd’hui.

Il faut sans doute amender cet impôt, mais il ne faut surtout pas l’abolir. Voici pourquoi.

Passons vite sur deux arguments très à la mode, mais qui ne tiennent pas la route:

Non, nous Français ne sommes pas du tout les seuls, ni dans l’UE ni en Europe, à pratiquer un impôt sur le patrimoine : La Suisse, ce modèle d’économie libérale, le pratique, et s’en trouve bien (notons aussi l’Impôt sur le Revenu fédéral est seulement de 8%.) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%B4t_sur_la_fortune et https://fr.wikipedia.org/wiki/Fiscalit%C3%A9_en_Suisse  L’Espagne l’avait abandonné et l’a rétabli en 2011. La Norvège le pratique toujours. Les Pays Bas le pratiquent sous la forme d’une taxe notionnelle sur les revenus théoriques de la fortune qui équivaut exactement à taxer la fortune.  

Mais cet impôt…

Mais cet impôt était pratiqué par plusieurs autres membres de l’EU, qui l’ont abandonné, direz-vous. Oui ! Mais cela s’est surtout passé dans les années 90 sous la pression néo-libéralisante de Bruxelles, exercée par l’ancien Président José Manuel Barroso, celui qui vient d’être embauché avec tant d’enthousiasme par Goldman Sachs (Italie et Autriche : 1994 ; Allemagne, Irlande et Danemark : 1997 ; La Grèce l’a aboli en 2009, bien évidemment sur l’ordre de la Troïka…). 

Et même si nous étions les seuls dans le monde à pratiquer l’ISF, cela ne voudrait pas du tout dire que ce serait une erreur. Nous étions les seuls à pratiquer la TVA dans les années 50, pour la bonne raison que nous l’avions inventée. Elle fut la cause de la naissance, en 1956, du mouvement d’extrême droite d’un nommé Pierre Poujade, le Mouvement de Défense des Commerçants & Artisans (MDCA), qui donna l’occasion au jeune Jean-Marie Le Pen de se lancer dans la politique sur un programme antiparlementarisme, antirépublicain, anti-impôts, etc. Le MDCA avait tout faux, comme le Front National aujourd’hui. Mais depuis, la TVA a fait le tour du monde.

Je ne vous apprends pas que les adversaires de l’ISF disent que cet impôt, plus la taxation en cascade des revenus du « capital », font de la France le pays ou le « capital », c’est à dire l’investissement, est le plus taxé du monde développé. Ils ont en partie raison. En partie seulement ! Parce qu’ils amalgament en un seul contribuable l’entrepreneur (qui n’est pas encore fortuné, et ne le sera que quand il aura vendu tout ou partie de son entreprise) et le rentier, celui qui vit effectivement des revenus de son capital et laisse dormant une partie de ce capital (immeubles locatifs laissés vide pour raisons fiscales, terres en friche ou forêts non mises en valeur, tout en continuant à l’arrondir, plus des comptes courants plus épargne liquide ou quasi-liquide qui pèsent en France en Février 2016 un peu plus de mille-cinq-cent milliards …).

Par contre, le fléau qui paralyse les économies développées et tout particulièrement la France, celui qu’il faut abolir fut-ce par étapes, c’est l’Impôt sur le Revenu en général, sur les personnes physiques (IRPP-CSG-CRDS) et les entreprises (Impôt sur les Sociétés, IS).

Cet impôt est :

Le moteur de l’évasion fiscale, des paradis fiscaux, et de la finance & dette virtuelles (shadow banking, Overseas Financial Services, etc.). Les paradis fiscaux sont nés en 1929, 15 ans après la généralisation de l’Impôt sur le Revenu, quand la Chambre des Communes britannique a voté la loi officialisant le statut des sociétés offshore. Les dites sociétés avaient commencé à exister de fait pour permettre la première grande vague d’évasion fiscale, celle des années 20 de forte croissance des profits aux Etats Unis et dans le commerce international ; le Royaume-Uni n’a fait alors que régulariser la situation… Avant 1929, les paradis fiscaux n’existaient pas.

Le moteur de l’accroissement des écarts de fortune, de pouvoir d’achat, de conditions de vie : Plus on est fortuné, plus on peut utiliser les outils d’évasion fiscale ou bénéficier des plafonnements et boucliers fiscaux. Et ces accroissements de fortune grandissent, et avec eux l’inégalité des conditions, même si la France traverse les crises que vous savez.

Un  moteur de l’accroissement automatique de la dette mondiale. voir à ce sujet L’Economist du 17 Mai 2015. En effet :

  • D’une part l’intérêt payé par une société sur une dette est de plus en plus souvent déductible de l’Impôt sur les bénéfices des Sociétés (IS), ce qui encourage l’endettement d’autant plus que ladite société peut maintenant spéculer sans risque, à ultra court terme, avec sa trésorerie immédiatement disponible ; 
  • D’autre part l’amalgame de l’augmentation de la masse monétaire d’un Etat avec celle de sa dette, l’un amplifiant l’autre chaque fois qu’une banque centrale accorde au système bancaire du pays de nouvelles lignes de crédit, rend automatique la croissance de la dette. Et l’intérêt de ces crédits va être répercuté dans les intérêts que chaque banque intermédiaire revendant ce crédit imposera à son tour. Imposera à qui? Aux emprunteurs publics et privés (intérêts de plus en plus déductibles des Impôts sur les Revenus). Le tout constitue un encouragement cumulatif à l’augmentation de l’endettement du pays et à l’enrichissement automatique des entités créditrices, de leurs banques, et de leurs actionnaires.*

Il est décourageant pour l’investissement, surtout celui à long terme. L’amortissement fiscal favorise toujours les investissements amortis économiquement plus rapidement que le terme autorisé ; il permet la déductibilité des intérêts ; et aussi de pertes fictives. Au contraire, l’investissement dont le retour va être au-delà du terme autorisé, voire 10, 30, 100 ans plus tard (cas par exemple de la reforestation), va non seulement, comme il est naturel, rétribuer les entreprises qui construisent cet investissement, ainsi que leurs fournisseurs et leurs salariés; mais en outre le coût de cette rétribution pèsera d’autant plus lourd dans le Capex (Capital Expenditure, coût de l’investissement) que ces acteurs vont payer l’Impôt sur leurs Revenus pendant toute la longue période avant la réalisation du Retour sur l’Investissement.

Il est une prime à l’échec : Le diplômé, celui qui prend plus de responsabilités et voit son salaire augmenter, et généralement tous ceux des classes moyennes qui travaillent dans le but d’améliorer leur condition en contribuant à créer des richesses réelles, payent plus, et plus tôt, que les autres.

Il est très facile à éviter ou à frauder : Si un IR qui est dû n’a pas été payé, il y a prescription dès 3 à 5 ans suivant les pays, et le fisc ne pourra plus jamais le réclamer. L’IR se transfère facilement dans la cascade des re-facturations de produits, matières premières, composants et service de l’entreprise située dans un pays à forte imposition vers un pays d’imposition faible ou nulle, le tout par le biais de sociétés écrans dont le nom, la raison sociale, l’identité des actionnaires et responsables sociaux réels est volatile, précaire, et difficile, parfois impossible, à reconstituer dans un audit. Et le tout légalement ! (Voir Richard Murphy’s Report to theHouse of Commons : Tax Havens creating Turmoil, 2008.)

La Taxe sur l’Actif Net de la seule personne physique, ou Impôt Progressif sur le Patrimoine Dormant, remplaçant l’IR, de 1,25% à 3% (ou 12,5‰ à 30‰) élimine tous ces défauts et peut pratiquer pour les plus fortunés des taux limitant plus ou moins largement les augmentations d’inégalités de fortune et de revenus, à la discrétion d’un pouvoir législatif lui-même démocratiquement légitime.

Le Comité Bastille démontre que le remplacement de tout Impôt sur le Revenu et des autres taxes sur le patrimoine (Taxe Foncière, Droits de Succession, IRPP, CSG-CRDS, IS, taxes sur dividendes et plus-values…) peut se faire par étapes en dix ans. 

La recette fiscale de la Taxe sur l’Actif Net atteindra alors 220 milliards (chiffres 2013). 

L’épargne privée pourra être mobilisée au niveau de cent milliards par an pendant dix ans, investis dans le très long terme, créant ainsi trois millions d’emplois dans les industries de la transition énergétique, de la reconversion biocompatible, et de l’adaptation au changement climatique (sept cent mille emplois dans la seule Filière Bois). Il s’agit d’investissements et d’emplois directs. Leur effet sur le PIB sera un accroissement de deux points environ. L’augmentation des recettes de TVA sera significative sans qu’on ait besoin de relever les taux de celle-ci.

Mais en 2017, une autre vérité va s’imposer :

Les budgets de l’Education Nationale, de la Défense, du Ministère de l’Intérieur, de la Justice, de l’Agriculture, de la santé en tout cas sont ceux qui devront être augmentés pour des raisons que vous connaissez. Les classes moyennes et les PME supportent une charge fiscale trop lourde. Il faut transférer vers d’autres recettes une part des charges sociales supportés par l’employeur. Ce n’est vraiment pas le moment de supprimer un impôt qui est considéré à raison comme un outil d’équité fiscale. Par contre il faut supprimer la taxe foncière qui est calculée en ce moment de façon particulièrement inique. Et les Droits de Succession ne peuvent pas venir surtaxer un patrimoine qui sera déjà imposé. Il est sain que leurs recettes proviennent désormais du seul Impôt sur le Patrimoine, l’ISF simplifié devenant un Impôt Progressif sur le Patrimoine des seules personnes physiques.

Parce que vous avez créé l’ISF*, et surtout parce que vous êtes une des dernières personnalités de premier plan de la politique française dont l’intégrité reste certaine, il est particulièrement important que vous entendiez ce message.

Veuillez agréer, cher Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée,

*Nous savons que la question est plus complexe mais la conclusion reste la même, voir http://www.captaineconomics.fr/-loi-1973-giscard-pompidou-rotschild-dette-publique-france-etienne-chouard