Monsieur le Président du Sénat,

Vous venez comme moi d’apprendre la terrible nouvelle :

Un attentat terroriste d’une ampleur jamais vue a fait un millier de morts et des milliers de blessés à la Maison de la Radio à Paris, alors que tous les candidats déclarés à la présidentielle étaient présents dans l’enceinte à cause de la multiplication des interviews et des débats télévisés, ceci à une heure d’embouteillages sur l’Avenue Kennedy. Pour comble de malheur, François Hollande passait dans son voisinage en voiture avec chauffeur. Tous deux furent mortellement atteints…

Ainsi donc, le Président de la République et tous les candidats à sa fonction sont accidentellement décédés. Il en est de même, hélas, de beaucoup de journalistes et d’employés…

C’est le choc et la consternation en France, en Europe et dans le monde. Les condoléances officielles arrivent de partout.

Cependant, aucun membre du Gouvernement actuel, de chacune des deux chambres, ou de l’administration, n’a été victime. Malgré le désarroi du public, du moins la France continuera-t-elle à être gouvernée et administrée.

Mieux que quiconque vous connaissez la Constitution : Vous, Président du Sénat, êtes automatiquement Président par intérim de la République. 

En attendant l’organisation de nouvelles élections qui vont forcément prendre un certain temps, sinon un temps certain, vu l’état de commotion ou se trouvent toutes les équipes dirigeantes des partis politiques, vous convoquez au Sénat – pas le temps de coller à l’étiquette – le Premier Ministre Bernard Cazeneuve et tous les ministres qu’on réussit à joindre.

Vous êtes en tant que politicien un conservateur modéré et expérimenté, un ancien du RPR devenu UMP puis LR ; vous avez été Maire, Conseiller régional, Sénateur à 37 ans, deux fois Ministre… vous avez vos convictions politiques. Mais vous comptez rappeler tout de suite au gouvernement une fois rassemblé qu’elles ne vous influenceront pas.

Vous entendez appliquer la Constitution et rien d’autre.

Vous avez d’ailleurs demandé au Conseil Constitutionnel de détacher auprès de vous un juriste de haut niveau pour qu’il vous accompagne dans toutes décisions et puisse témoigner de votre respect minutieux du droit, ceci dans le contexte des traités européens.

Vous comptez donc recommander au gouvernement, dès qu’ils vous auront rejoint, d’expédier les affaires courantes en attendant les élections…

Avent même que les premiers arrivent, l’Autorité des Marchés Financiers vous alerte par SMS. Les taux d’emprunt offerts à la France pour le renouvellement de sa dette ont déjà réagi au drame : ils augmentent d’un quart de point, en attendant pire. L’air de rien, c’est 5 milliards de plus de service de la dette, et aucune décision n’a encore été prise. Les affaires courantes commencent bien…

Alors que vous entrez dans la salle de réunion, Jean-Yves Le Driant (Défense) vous alerte par texto : Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN, l’a relancé. Il attend la réponse de la France – le dossier était à l’Elysée – quant à la décision acceptée tout récemment par tous les membres de porter à 2% du PIB chaque budget de la défense, à la suite des pressions exercées par Donald Trump. Ce dernier est pressé de démontrer que, grâce à lui, les Américains vont enfin faire des économies de ce côté-là. Après l’attentat qui vient de se produire, ce n’est pas le moment de faiblir… Quand pourrons nous annoncer la date ou nous nous conformerons à ce chiffre ? Il y en aura pour près de deux milliards.

Il vous vient une idée alors que la salle de réunion se remplit et que Michel Sapin et Bernard Cazeneuve sont entrés.

« Mesdames et Messieurs du Gouvernement, leur dites-vous, oublions la politique politicienne. Je vous demande de me dire franchement et sans fioritures quels sont les problèmes les plus urgents auxquels chacun de vous est confronté. L’heure est grave. Inversons le protocole : Que les Secrétaires d’Etat prennent d’abord la parole à volonté. Ensuite les Ministres. Et Monsieur le Premier Ministre pourrait en tirer une synthèse. On essaye ?»

« Essayons, dirait Bernard Cazeneuve. Qui commence ? »

Après un court silence, voilà ce que vous pourriez entendre :

Laurence Rossignol (Famille) : La fertilité et l’espérance de vie de notre population, qui étaient les meilleures en Europe, sont en baisse. C’est nouveau et alarmant. Bien sûr nous n’aurions pas dû laisser chuter les allocations familiales ; mais cela n’explique pas tout…

Barbara Pompilii (Environnement) : Nous sommes à la traine en Europe dans la transition énergétique et dans l’agriculture bio et nos nappes phréatiques sont menacées, manque de moyens…

Mathias Fekl (Affaires étrangères) : Le tourisme représente 7% de notre PIB et 2 millions d’emplois. Il est en baisse depuis deux ans. Et l’attentat d’hier ne va rien arranger.

Emmanuelle Cosse (Logement) : Nous ne construisons plus du tout assez de logements, notamment de HLMs et les prix montent relativement au pouvoir d’achat malgré l’austérité.

Thierry Mandon (Education) : Nous sommes en retard avec le plan de revalorisation des chercheurs et enseignants, toujours faute de ressources. Ils sont plus nombreux à émigrer…

Ségolène Royal (Energie, Environnement) : Rien qu’en investissant sérieusement dans l’isolation et l’autarcie énergétique de notre parc immobilier, nous pourrions économiser 50 milliards d’importations de gaz et charbon. Mais il faudrait investir massivement et où trouver l’argent ?

Christian Eckert (Budget). Depuis 2012, les rentrées de TVA qui devraient normalement accompagner la croissance du PIB ont décroché. Elles ont légèrement chuté en 2013 et ont tout juste repris depuis. Sur une recette totale de 200 milliards, ça se sent vite…

Marisol Touraine (Santé) : En effet notre espérance de vie commence à chuter, mais nos dépenses de santé par tête continuent à augmenter. Une raison en est le vieillissement de la population combinée avec le progrès de la médecine, progrès qui coute de plus en plus cher… les déficits de la Sécu en témoignent.

Jean-Jacques Urvoas (Justice) : La justice craque de partout. Les retards s’accumulent sur tous les dossiers de litiges quels qu’ils soient. Les délinquants et criminels sont jugés de plus en plus tard et nos prisons explosent.

Najat Vallaud-Belkacem (Education) : Nous subissons les effets d’une paupérisation de notre société en plus de ceux de l’austérité générale. Nous ne remplissons plus notre mission d’égalité des chances qui est essentielle à l’intégration. Nos budgets par élève et par enseignant sont nettement en dessous des chiffres allemands… Et nous commençons à manquer de vocations.

Jean-Marc Ayrault (Affaires Etrangères) : Soyons net. Nous devons impérativement accueillir décemment plus d’immigration tout en renforçant la sécurité. Etre plus sélectif, mais proactif, avec beaucoup plus de moyens. Je laisse Le Driant parler de la Défense…

Jean-Yves Le Drian : Merci. Notre situation est intenable. Le manque de moyens dans toutes les armes est tel que nous serons cette année incapables de remplir toutes les missions que nous demandera l’ONU, et qui s’imposent du fait de la montée mondiale de l’insécurité. Ce dernier attentat en témoigne. Il nous faut très vite, avec l’Allemagne et les anciens de l’UE plus si possible la Pologne et l’Espagne, mettre en place une vraie défense européenne à travers l’OTAN tout en prévoyant que les Etats Unis de Trump vont nous laisser tomber et que les Britanniques seront trop occupés par leur Brexit pour être moteurs. Nous en parlons déjà. Rien qu’un exemple : Mme Van Der Leyen, mon collègue allemand, me signale que seulement 10 des 48 Eurofighters de la Luftwaffe sont opérationnels faute de maintenance. De toute façon il faut s’attendre à cinq milliards d’augmentation de notre budget sur trois ans.

Stéphane Le Foll (Agriculture) : si on peut être franc, rien ne va plus. Crise de marché, crise climatique et crise sanitaire s’additionnent. Notre agriculture perd globalement 5 milliards d’euros par an. Nos petits agriculteurs se suicident. Nous tardons à réformer la profession que la Politique Agricole Commune et les modèles de financements disponibles enferment dans un modèle industriel périmé : nous consommons trop d’énergie, nous sommes le 3e consommateur de pesticides et herbicides au monde, mais nos parts de marché diminuent. L’Espagne, l’Italie et l’Allemagne notamment se convertissent au bio plus vite que nous…

Myriam El Khomri (Travail) : Vous savez que nous avons tenté une réforme du Code du Travail qui est indispensable mais s’est heurtée au mur du chômage. 49-3 ou pas 49-3, il faut absolument le réduire.

Bruno Le Roux (Intérieur) : Je suis encore trop nouveau pour appréhender tous les problèmes, mais je peux dire tout de suite qu’il faut revaloriser les forces de l’ordre et relancer l’ilotage, sinon les zones de non-droits grossiront encore. Or la sécurité nationale exige de les faire disparaître.

Michel Sapin (Finances) : Disons-le tout net: Nous avons réussi depuis 40 ans à nous financer largement par l’endettement à des taux très bas, parce que malgré tout nous sommes un pays riche, et que la valeur de notre patrimoine a grandi plus vite que notre PIB. Mais nos entreprises privées, PME et autres, et nos classes moyennes, supportent les charges fiscales et sociales les plus fortes de l’UE, n’embauchent et n’investissent plus. Franchement nous ne pouvons plus continuer. Mais remarquez que c’est partout plus ou moins pareil. Le monde développé, Amérique comprise, voit grandir la pression fiscale, la dette et les déficits ; aux USA toutes les infrastructures sont hors d’usage ou proches ; en Europe la SNCF et la Deutsche Bahn n’investissent plus (souvenez-vous de Brétigny) : les échanges entre la France et l’Italie sont étranglés par des liaisons archaïques ; les flics et les profs sont écœurés ;  la Défense lance des avertissements répétés ; par contre le réchauffement climatique est en avance… Il me semble que nous ne pouvons plus retarder une profonde réforme fiscale.

Bernard Cazeneuve (Premier Ministre) : Je suis sûr, mon cher Président, que tout cela ne vous apprend pas grand-chose. Il est vrai que sans attendre les élections nous pourrions faire beaucoup plus que gérer les affaires courantes. Puisque la force des choses vous parachute à la tête de l’Etat, peut-être pourrions-nous profiter de votre audience politique à droite pour demander à tous nos Députés qui soutiennent la République laïque telle que notre Constitution la conçoit de laisser au vestiaire les querelles partisanes pendant votre intérim ? Cette même force des choses aura certainement le même effet sur nos élus de la Gauche et des Verts ? On pourrait alors commencer – commencer seulement – à attaquer nos problèmes par leurs racines ?

J’imagine ainsi votre réponse, et l’échange qui suivrait :

J’adopte aussitôt, diriez-vous, votre idée que cette période d’intérim nous libère, moi y compris, des contraintes partisanes. Constitution d’abord !

Je prends acte de ce que les membres de ce gouvernement ont chacun exposé un aspect d’un problème général de ressources, que Michel Sapin a résumé : C’est donc un problème fiscal au sens large.

Nous savons tous qu’une forte relance de l’activité par l’investissement entraînerait à la fois une création d’emplois et une augmentation correspondante de ces ressources, n’est-ce pas ?

Jean-Marc Ayrault : Nos amis de Bruxelles eux-mêmes ont dit qu’une telle relance n’est possible que par l’investissement à très long terme dans les infrastructures, les moyens humains et de recherche qui aideront les activités d’avenir. C’est ce que le Plan Juncker tente d’engager, mais avec des moyens insuffisants.

Michel Sapin : Ce n’est pas seulement les Français qui sont au chômage, c’est aussi leur épargne : environ mille cinq cent milliards qui dorment, ne rapportant rien ou presque dans les comptes courants, les plans d’épargne et les instruments à moins de trois mois ; nous savons que ce matelas sert en théorie de garantie souveraine aux investissements pilotés par la Caisse des Dépôts et autres institutions, mais les impératifs de contrôle du déficit et de la dette imposent un plafond bas à la mobilisation de tels investissements.

Et vous de dire : Mesdames et Messieurs, je dois tout de même considérer que vous représentez une gauche qui a perdu beaucoup de crédibilité et qui est en ce moment minoritaire en France. Je vais tenter de pousser ce projet de gouvernement d’union, mais allez-vous enfin virer votre cuti vis-à-vis de l’entreprise ? Allez-vous cesser de confondre dans votre dogme l’entreprise personne morale, l’entrepreneur personne physique, et l’actionnaire, le tout confondu sous le tampon péjoratif de ‘capitaliste’ ?

Les réponses fuseront très vite : Touché, Monsieur le Président, on va y veiller, diront deux ministres ensemble. Vous, de votre côté, convaincrez-vous vos amis de cesser d’assimiler les salariés à des coûts toujours trop élevés, les syndicats à des lobbies maffieux, les chômeurs à des profiteurs, et les fonctionnaires à des sangsues ?

Vous tenterez de dire que peut-être pouvons-nous faire chacun quelques pas… vous serez interrompu par une voix plus jeune : Excusez-moi, Monsieur le Président ! Allez-vous, les uns comme les autres, poursuivre un modèle productiviste qui considère les ressources naturelles comme gratuites et inépuisables, qui prend le changement climatique avec fatalisme, qui détruit les écosystèmes et continue à aggraver les effets de serre, qui entasse des effluents toxiques, produit des principes actifs de toutes sortes qui endommagent notre santé mais que justifient quelques grands groupes armés de lobbyistes et d’avocats, additionnant médicament sur agent polluant sur réglementation et réglementation sur agent polluant sur médicament…

Vous appellerez tout le monde au calme :

Cela fait presque quarante ans que j’entends tout cela.

Ce que moi je peux vous dire, c’est que malgré tout la France reste un des pays les plus prospères du monde face à ces problèmes qui sont non pas français mais mondiaux.

Il y a autre chose, de spécifique à notre pays, qui fait que comme par fatalité nous sommes incapables, ou au moins poussifs, quand il faut nous réformer pour mieux faire face ; alors que des pays européens semblent chaque fois réagir moins mal que nous. Ce quelque chose n’est pas trop de fonctionnaires ou d’impôts, les Scandinaves en ont et en payent autant que nous. Ce n’est pas trop d’Europe car d’autres européens arrivent à fonctionner moins mal que nous dans cette même Europe. Ce quelque chose me semble échapper aux analyses suivant vos différents modèles, ou même idéologies. Il faudrait trouver …

Excusez-moi, Monsieur le Président, dira timidement une voix jeune. Il faudrait un nouveau paradigme fiscal. 

Vous l’avez dit : Les autres ne font pas mieux mais seulement moins mal que nous. Parce qu’ils souffrent du même mal, mais moins que nous. Et ce mal, nous pouvons l’identifier non pas avec de l’imagination, mais avec plus de recul dans notre histoire fiscale. Nous pourrions alors être les premiers à le résoudre et prendre de l’avance en même temps comme quand nous avons inventé la TVA. Nous pourrions…

Et c’est alors que je me suis réveillé. 

Avais-je rêvé ? J’ai vite regardé mon laptop. Oui ! L’attentat n’avait pas eu lieu. Les mille morts que je déplorais sont bien vivants, y compris tous les candidats. Ouf ! 

Car je ne leur veux que du bien, bien sûr, et vous aussi, Monsieur le Président, n’est-ce pas ? 

Je dois vous demander pardon : Je suis vraiment confus de vous avoir dérangé, et, pire encore, d’avoir mis dans votre bouche des paroles qui n’étaient pas les vôtres. Tout ce dialogue, je l’ai rêvé, c’est tout.

Par contre le paradigme dont j’allais vous parler existe, bien entendu. Si vous êtes curieux et avez cinq minutes, allez voir sous l’onglet l’impôt sur la patrimoine passif.

Très respectueusement,

André Teissier du Cros