Médiapart entretient un dossier inquiétant sur l’avenir du nucléaire en France et dans le monde.

Bien entendu Médiapart, comme tous les médias lanceurs d’alerte et dénonciateurs de scandales, est controversé. Mais pour notre part, nous avons expliqué il y a plus de trois ans pourquoi la sortie du  nucléaire nous semble inévitable à long terme. Il est intéressant de les revisiter car ils sont un exemple parmi beaucoup du Syndrome du Titanic dont je veux vous parler aujourd’hui.

Réputé incoulable, le navire devint le symbole de l’aveuglement induit
par le gigantisme financier et technologique, et par la perception d’impunité.

Le 15 avril 1912 ce paquebot, le plus grand du monde d’alors, a heurté un iceberg pendant son voyage inaugural. Il coula en quatre heures. Des 2 220 occupants, seulement 720 ont survécu parce qu’un tel accident était supposé impossible, donc l’équipement et les procédures du navire n’y étaient pas préparées. Le drame fut vécu comme une catastrophe particulièrement dramatique dans un monde qui ignorait que, entre 1914 et 1950, cent millions d’humains de toutes conditions allaient mourir violemment. Ce navire était réputé incoulable! L’évènement est resté le symbole de l’aveuglement des entrepreneurs, financiers et ingénieurs face aux risques supposés prévisibles provoqués par leurs méga-entreprises. Pourtant depuis 1912 leur échelle a tellement explosé que le Titanic nous semble maintenant un aimable jouet.

Quels sont les icebergs d’aujourd’hui, vers lesquels une machine réelle ou virtuelle est en train de nous précipiter ? 

Survolons-en les ingrédients

La croissance de l’espérance de vie commence à s’essouffler en France.  Aux Etats Unis, et ailleurs l’essoufflement est déjà engagé depuis une décennie. Depuis 250 ans, l’espérance de vie française augmentait de trois mois par an en raison de l’amélioration du niveau de vie, des progrès de la médecine, de la baisse de la mortalité infantile, le tout compensant la baisse de la natalité. C’est fini.Nous sommes de plus en plus contraints à économiser sur les dépenses par tête de santé, d’éducation et de justice, parce que les populations vieillissent et que trop des plus jeunes sont en chômage ou en sous-emploi précaire. Et la mortalité infantile est déjà au plus bas.

Oui, la croissance repart en Europe. L’économie française a créé plus de 100 000 emplois  pendant les six premiers mois de 2017. Mais ce n’est pas du tout assez pour réduire le chômage qui frappe toujours trois millions et demi de nos concitoyens.Plus de PIB ne veut plus dire plus d’emplois depuis longtemps.

Une crise financière plus lourde que celle de 2008 est annoncée par plusieurs institutions, pour 2018-2020. Les causes en seront multiples, et mondiales :

Document WID
  • Le retour des banques centrales à des taux de base « normaux » après des années d’assouplissement quantitatif (ce que nous avons appelé l’Étalon-Dette, durant lesquelles l’activité économique a été soutenue par un accroissement de la dette mondiale jamais connu jusqu’alors ; 
  • Des « bulles » d’augmentation des prix d’actifs divers (immobiliers dans certains pays, financiers un peu partout…) soutenues par le coût trop faible de cette dette du fait de ces taux de base quasi-nuls, certains de ces prix d’actifs devenant totalement irréalistes; 
  • A la vitesse à laquelle progresse la consommation mondiale d’énergie, il est illusoire que les énergies vertes réussissent assez vite à remplacer les énergies fossiles et nucléaires et à sauver le climat.
  • L’accroissement persistant des inégalités de patrimoines et de revenus, entretenu par les vices de l’impôt sur le revenu et l’oligopole bancaire imposant encore plus de financiarisation et titrisation de l’économie, source de tensions sociales et de plus encore de pertes de confiance dans les institutions et dirigeants;
  • La montée du populisme, qui entraîne une perte de légitimité pour divers gouvernements à commencer par les Etats Unis ; 
  • Le très haut niveau de la dette de certains pays, notamment Chine (sa dette totale frise les 300% du PIB), Japon (où le vieillissement de la population aggrave ce risque), Italie (le plus gros facteur de risque dans l’UE), Grèce, Portugal, Singapour ; l’accroissement de la dette mondiale totale (247.000 milliards en Juillet 2018) accroit le danger de défauts de certains pays quand la croissance mondiale aura ralenti au point que le renouvellement (rollover) des dettes en cours sera refusé. On risque alors des défauts en cascade déclenchant une récession mondiale, comme en 1931-32.
  • Des risques de guerres capables de déstabiliser les grands équilibres mondiaux, par exemple en mer de Chine et toujours au Moyen-Orient ; 
  • Plusieurs accidents nucléaires du genre Tchernobyl et Fukushima sont possibles d’ici la fin du siècle ;
  • L’accélération plus rapide que prévue de la détérioration écologique (changement climatique, fonte des glaces polaires et du permafrost pouvant libérer des milliards de bactéries et virus, destruction d’écosystèmes…) qui incite plus fortement les migrations de population ;
  • Des excès persistants dans les déséquilibres des balances commerciales et des paiements, de taux d’épargne sur investissements, de mouvements de capitaux… rendant instables les marchés financiers ;
  • La difficulté croissante pour les banques centrales à piloter très serré entre le risque de déflation et l’emballement de la dette; 
  • Le Brexit dont l’issue finale est gravement incertaine, avec des retombées aggravant les risques d’instabilité financière déjà mentionnés; 
  • Le tout faisant peser un risque général sur la capacité des institutions financières à soutenir l’immense masse des revenus fixes permanents tels qu’intérêts distribués par le marché obligataire aussi bien que pensions payées par les divers fonds et assurances. Y compris votre retraite et la mienne. Cette capacité étant ce qui protège le monde d’une grande dépression du genre 1929-39.

« Soit ! »direz-vous, « tout cela est certes alarmant mais quoi de nouveau sous le soleil ? Des années d’austérité nous ont habitués aux replâtrages politiques divers dans un contexte d’endettement croissant. En quoi tout cela constituerait-il le méga-iceberg menaçant l’humanité à un horizon quelconque, comme l’iceberg bien réel sur l’horizon qui menaçait le Titanic à échéance de quelques heures ? »

Nous y voici.

Le Comité Bastille est un groupe de réflexion (think tank en français) qui suit depuis 2006 les prévisions d’institutions internationales (ONU, FMI, Banque Mondiale, etc.) sur la population de la planète. En 2008 on prévoyait (voir graphique) un chiffre de 7,5 milliards en 2015, et un plafonnement général vers 9 à 10 milliards en 2100. Ces chiffres sont déjà faux : Nous en sommes seulement à 7,3 milliards en 2017. Bonne nouvelle, diriez-vous ? Attendez.

La méthode employée par ces institutions est l’extrapolation de tendances, fondée sur le principe que la tendance passée se maintiendra parce que l’environnement la conditionnant ne changera pas significativement. Cette méthode « toutes-choses-égales-par-ailleurs » est fausse, parce qu’il change, à preuve ici cette différence observée entre 7,5 milliards/2015 et 7,3 milliards/2017. Donc, on pratique une remise à jour périodique. Et nous savons donc déjà que ce n’est pas en 2100 que notre population va plafonner, c’est bien plus tôt. Car notre environnement change bien plus brutalement, surtout depuis 2008. 

Or l’iceberg qu’on peut voir poindre à l’horizon, c’est ce plafonnement. Car alors dans le meilleur des cas le monde en sera où le Japon en est aujourd’hui. Mais un Japon où aucune compensation par le commerce extérieur et l’immigration ne viendra remédier à la diminution absolue de population, donc de PIB, de recettes fiscales, de charges sociales, etc. compliquée par un endettement encore accru et un vieillissement général. Parce que ce n’est pas pendant le 21e siècle que nous engagerons des relations commerciales avec une autre planète. 

Et plus nous approcherons de cet iceberg, moins nos États et nos sociétés ne seront gouvernables par les politiques, scénarios et procédures dont nos élus ont la pratique. Déjà aujourd’hui nous constatons qu’elles ne constituent qu’un replâtrage de plus en plus court-termiste. Le monde qui s’annonce avec cet iceberg est terra incognita pour toutes nos institutions dans tous nos pays.

Et cela va s’aggraver pour toutes les raisons citées, plus les retombées imprévues… Une guerre nucléaire? Depuis 1989, on n’y croyait plus. Depuis que Donald Trump et Kim Jung-Un jouent à se faire peur cela redevient possible. Un déroutement du Gulf stream ? Il s’essouffle déjà, et pourrait provoquer un refroidissement brutal du continent européen. Une épidémie mondiale causée par un virus surprise au comportement inconnu ? On en a eu des avants-goûts. 

Le gulf stream pourrait s’arrêter et refroidir drastiquement l’Europe

Alors que faire dès maintenant ? Commencer à changer cet environnement institutionnel bien sûr. Une chose est certaine: La tache pour ce faire est gigantesque et passe de toute façon par des investissements à très long terme. Le modèle fiscal mondial continue à empêcher ces investissements. En France seulement l’Impôt sur le Revenu continue à justifier le détournement chaque année de 60 à 80 milliards de recettes fiscales vers les paradis fiscaux.  Notre gouvernement commence à en prendre conscience et parle d’une priorité de l’investissement dans la croissance verte. Mais tant qu’on persistera à ignorer le lien fatal entre impôts sur les revenus d’une part, investissement à très long terme d’une autre part, et financiarisation légalisant la fraude par ailleurs, nous continuerons notre course vers l’iceberg.

Ceci dit il y a une différence entre le Titanic en 1912 et les gouvernements de la planète aujourd’hui. 

Sur la passerelle du Titanic, il y avait un capitaine, des officiers, un barreur et un ingénieur donnant des instructions à la salle des machines. Le capitaine avait donné juste trop tard les ordresde baisser la vitesse et de mettre la barre à tribord, qui furent diligemment exécutés, car l’autorité comme les procédures étaient légitimes.

Résultat : La coque du navire ne vint qu’effleurer l’iceberg, qui la déchira silencieusement sur une grande longueur. Un choc si peu perceptible que la plupart des passagers ne s’en rendirent pas compte. Quelques heures plus tard, il n’y avait plus trace sur l’horizon de ce navire de cinquante mille tonnes.

Notre problème est tout autre. Notre navire a besoin de nouvelles procédures permettant que des décisions pour éviter l’iceberg, qui sont d’une échelle planétaire, redeviennent légitimes, parce que ces procédures s’accompagneront d’un nouveau contexte juridique et fiscal dans lequel le crime ne paye plus, et redevient dangereux. Et comme dit Michel Barnier dans le contexte du Brexit, la pendule fait tic-tac…