J’ai toujours eu beaucoup de mal à comprendre l’économie et la finance. 

Un jour où j’en discutais avec le chef d’agence de ma banque, un jeune gars très sympa, il me raconta l’histoire suivante :

Par une journée maussade dans un petit bourg humide au fin fond de la Grèce, il tombe une pluie battante et les rues sont désertes. Les temps sont durs, le pays est très endetté, tout le monde vit à crédit. Arrive un riche touriste suisse. Il arrête sa belle grosse voiture devant le seul hôtel du village et entre. Posant un billet de 200 euros sur le comptoir il demande à voir les chambres disponibles afin d’en choisir une pour la nuit. Pour 200 euros, le propriétaire de l’établissement lui donne toutes les clés et lui dit de choisir celle qui lui conviendra.

A peine le touriste a-t-il disparu dans l’escalier, que l’hôtelier saisit le billet de 200 euros, file chez le boucher et règle la dette qu’il a envers lui. Le boucher, ravi, se rend aussitôt chez l’éleveur de porcs à qui il doit justement cette somme et le rembourse. A son tour, celui-ci s’empresse gaillardement d’aller payer sa facture à la coopérative agricole du coin qui le ravitaille en aliments pour le bétail. Le directeur de la coopérative, aux anges, se dirige en hâte au pub du village afin d’y effacer son ardoise. Le barman, profitant de l’occasion de régler la sienne, s’empresse de glisser le billet à la prostituée accoudée au comptoir et qui lui fait crédit depuis un moment. La dame, qui occupe parfois pour raison professionnelle une chambre de l’hôtel, part illico s’acquitter de son arriéré auprès de notre hôtelier, posant fièrement le billet là où le touriste l’avait fait auparavant. Redescendant l’escalier à ce moment, ce dernier dit au logeur qu’il ne trouve pas de chambre à sa convenance, ramasse son billet de 200 Euros et s’en va.

Mon banquier me fit malicieusement remarquer que dans cette histoire, personne n’a rien produit, rien perdu, rien gagné. Pourtant, toutes les dettes ont été effacées et le PIB, lui, s’est virtuellement enrichi de 1200 euros sans que le patrimoine d’aucun des protagonistes eût frémi d’un iota. Vraiment, me dis-je en aparté, inutile de faire HEC, l’ESSEC, l’ENA ou les Mines pour piger ça, ce qui est justement mon cas. Aussi, pourquoi vouloir parler de ça aujourd’hui ?

Né peu après la seconde grande Boucherie du XXe siècle, mes années 50 et 60 furent celles du relèvement du pays : on achetait selon ses besoins et ses moyens et on gérait son patrimoine en « bon père de famille ». Le prêt à la consommation n’existait pas et c’était le plein emploi. Les entreprises affichant un bénéfice net autour de 6 à 8 % étaient jugées très performantes et leur patrimoine était solide et pérenne. Les banques de dépôt, indépendantes des banques d’affaires, prêtaient à des emprunteurs potentiellement solvables, pour aider des projets porteurs déjà partiellement autofinancés. 

Dès les années 70, les besoins primordiaux étant assouvis, les marchands de rêve inventèrent le concept de l’achat sans besoin (mais pas sans motif). S’il est, dit-on, impossible de faire boire un âne qui n’a pas soif,  eux réussirent à imposer un outil de consumérisme, dont Patrick Le Lay ancien PDG de TF1 révéla en juillet 2004, (sans doute une soudaine envie de se confesser) être de la « vente de temps de cerveau disponible ». Les banquiers, si pusillanimes avant, se mirent à faire une cour effrénée au chaland afin de le convaincre qu’en s’endettant il pouvait accéder au nouveau nirvana, celui de l’extinction, par l’assouvissement, de tous ses désirs. « Si t’as pas ta Rolex à 50 ans tu n’as pas réussi ta vie », disait en 2009, entre autres aphorismes de cet acabit, ce grand poète de Jacques Séguéla.  Ainsi tout fut marchandisé, financé, vendu, consommé, surconsommé sans aucun état d’âme. Aujourd’hui on subit les ravages de la financiarisation et des concepts délirants et décomplexés des financiers pour gagner « toujours plus » (titre d’un ouvrage de François de Closets, écrit en 1982 et toujours d’actualité). En effet, qui aurait imaginé en 1950 qu’on pût faire un jour un marché spéculatif de la dette et du CO2, que le capital d’une société, lié jusque là à son patrimoine et à ses résultats, devînt une valeur virtuelle évoluant au gré d’algorithmes délirants, que le PIB, concept fumeux s’il en est, soit élevé au rang de dogme quasi religieux et que les Etats finissent par se prosterner devant le gigantesque tripot qu’est devenu aujourd’hui le gang mondial du secteur bancaire. 

Ainsi les 4.8 milliards d’euros (coût du Charles de Gaulle avec son armement), claqués en quelques clics par Kerviel en 2008, furent l’exemple le plus frappant de cette orgie boursière. Tous ces nervis de la finance et de l’économie avaient alors atteint un tel niveau d’euphorie persuasive, qu’ils n’ont pas pu (ou pas voulu) voir venir et éviter le krach financier. Nous en avons tous écopé et nous le remboursons encore aujourd’hui puisque, contrairement à ce qu’à fait l’Islande, nous avons accepté de couvrir le défaut de nos banques pour ne pas les mettre en faillite.

Vous allez sans doute vous dire, à ce stade de ma logorrhée compulsive, qu’ayant piteusement admis ne pas connaître grand chose aux subtilités de l’argent, j’ai un certain culot d’oser juger de la « courageuse » décision qu’ont dû prendre nos gouvernants pour endiguer la catastrophe. J’assume en effet pleinement cette outrecuidance et cette contradiction, pour la bonne et simple raison qu’un second krach est actuellement en train de mijoter sournoisement dans les arrières cuisines de nos élites zélotes, mais que cette fois je n’ai vraiment, mais alors vraiment aucune envie de tenir le rôle du c.. du sot lors de l’invitation au « dîner » éponyme, quand il se produira.

J’estime pourtant comme un devoir et une fierté de m’acquitter des nombreux impôts et taxes qui nous sont réclamés, dans la mesure où naître dans ce pays est une chance inouïe quand on observe le monde et que tout ça a un prix, mais je suis tout de même perturbé de constater qu’actuellement notre « cher » pays donne à ce qualificatif polysémique, plus fréquemment le sens de cherté que de chérissement, en nous facturant sans vergogne les impôts de nos concitoyens les mieux dotés pour le faire eux mêmes.

J’en était à ce stade de mes ruminations domestiques lorsqu’en 2016, un collègue d’association ancien cadre à la Banque de France me parla du projet du Comité Bastille. Sa lecture fut pour moi, outre l’effet cathartique toujours perturbant d’un déniaisement salutaire, une source de jubilation et d’espoir. Il apportait de manière étonnamment exhaustive et logique une réponse à mes interrogations sur les thèmes du travail, de la transition écologique, de la fiscalité et de la répartition des richesses. Il existe des solutions pour ne plus avoir à redouter les notifications comminatoires et dépourvues de compassion de mon percepteur.

Une nouvelle crise financière, de force 2008 ou plus sur l’échelle de Jupiter (pas le fils de Saturne mais l’avatar assumé de la banque Rothschild), pourrait finir par ébranler la morgue et les certitudes d’airain de nos élites. Aujourd’hui, j’en viens à l’espérer, comme lorsque l’orage gronde en été on attend la pluie bienfaisante. L’histoire du début n’est en effet qu’une grossière caricature, mais elle m’a semblé assez bien représenter ce que serait le modèle idéal d’échange entre les hommes, dans un monde où l’égoïsme céderait le pas à la fraternité. Je sais, c’est du rêve, mais j’en profite tant qu’il n’est pas encore tarifé.

Nous continuons à donner la parole à nos membres qui ont quelque chose à dire. C’est le tour de Jean Sagnol. À quand votre tour?

Jean Sagnol est né en 1948 en banlieue stéphanoise. 

Il a payé ses études en étant pion de lycée et en donnant des cours particuliers.  Démarrant à son compte comme commercial, il fut contacté par un groupe national pour développer un portefeuille d’assurances et un réseau d’agents en Rhône-Alpes (1974-89),  puis il est parti créer et développer une méthode d’exploitation des permis de construire pour un fabricant local de chauffage géothermique l’amenant au Top 100 des entreprises françaises en 1994. Il a ensuite passé seize ans chez un  distributeur national d’équipements des professionnels du Bâtiment et des Collectivités jusqu’à la retraite en 2010, devenant un retraité très actif dans des mouvements citoyens, ONG, Collectifs et associations en liaison avec la protection  des écosystèmes et de l’environnement. Il est apolitique, laïc, humaniste pragmatique, très  tolérant sauf envers l’hypocrisie et le gluten à haute dose. 

Sa passion est d’observer et de décrypter les gens, les situations et les événements, en suivant une approche anthropologique. L’anthropologie est holistique, elle met l’homme au  coeur des systèmes naturels et humains (doctrines, religions, politiques), donnant ainsi une vision globale et non partisane des  problèmes qu’il doit gérer. Elle est fraternelle et objective, elle n’exclut pas, elle absorbe.