Cher Monsieur Schäuble,

C’est très respectueusement que je m’adresse à vous : Je connais depuis longtemps votre intégrité, votre compétence, et votre expérience ; vous portez de façon exemplaire les principes et les valeurs qui fondent la compétitivité allemande depuis 1949 ; et vous garderez une grande autorité en Allemagne alors qu’elle est contrainte à jouer un rôle de leader en Europe qu’elle ne souhaite pas du tout depuis trois générations.

Vous avez très clairement expliqué, dans le Financial Times du 6 Octobre, que les pays de la Zone Euro de l’Union Européenne et plusieurs autres pays risquent de déclencher une nouvelle crise financière, plus grave que celle de 2008, parce qu’ils trainent encore à comprendre et appliquer quelques principes simples : Equilibre budgétaire, et réduction de la dette publique au niveau recommandé par l’Accord de Maastricht, qui permettraient enfin d’étouffer dans l’œuf les futures « bulles » du prix des actifs, entretenues par un excès de liquidités et par un taux de base des banques centrales nul ou quasi-nul.

Tout ce que vous dites dans cet article est exact. Mais permettez-moi de dire en quoi vous ne dites pas tout.

En ce moment tous les pays de la Zone Euro que vous critiquez subissent les conséquences de l’agrégation absurde de la variation de leur masse monétaire et de leur dette. Et plus leur population et leur PIB augmentent, plus ils doivent augmenter leur masse monétaire.

Depuis que le droit régalien de battre monnaie a été transféré à la BCE, banque centrale commune, un pays-membre ne peut augmenter sa masse monétaire qu’en s’endettant. Il le peut à des taux très bas, sauf s’il est déjà un débiteur à haut risque. C’est le cas de la Grèce bien sûr. Mais cela pourrait vite être le cas d’autres pays-membres si le cout du service de leur dette déjà élevée augmentait rapidement du fait d’une augmentation du taux de base, lui-même justifié par un réveil de l’inflation.

La haute incertitude que le Royaume Uni sorte de l’UE (Brexit), (oui ou non ? Et surtout quand ?) augmente ce risque pour toute l’UE.

Mais l’Allemagne échappe à ces contraintes, pour trois raisons

  • Sa population diminue: Elle a plafonné vers 82,5 millions en 2001-06, a dégringolé brutalement ensuite pour remonter presque à ce chiffre grâce à une arrivée d’un million de migrants. La faible natalité et la décroissance démographique qui en résulte est endémique. Mais elle a l’avantage de limiter la masse monétaire nécessaire.
  • L’Allemagne exporte fortement, autant en Europe que dans le monde. La balance des échanges fortement positive signifie une entrée nette d’Euros qui viennent augmenter la masse monétaire sans que l’Allemagne doive faire appel à l’emprunt. Les autres membres, par contre, doivent s’endetter pour rétablir la leur.
  • Et voici le facteur le moins connu et le mieux enraciné de la compétitivité allemande : L’Allemagne n’exporte pas seulement des automobiles. Elle domine encore plus le marché mondial des machines, équipements et services d’ingénierie pour produire des automobiles mais aussi une grande diversité de produits manufacturés, de process (métallurgie, chimie, pharmacie…) et agricoles (dans un vignoble français les raisins sont pressés sur des machines allemandes…).

Quand une voiture fabriquée à Stuttgart est vendue par exemple au Brésil, cela veut dire une rentrée nette de devises pour l’Allemagne. Mais quand elle exporta au Brésil, dans les années 70-80, les machines, l’outillage, l’ingénierie, les procédés parfois brevetés, et les programmes de formation avec lesquelles le Brésil a pu produire des voitures, l’Allemagne fournit au Brésil les moyens pour faire constamment rentrer des devises dans l’avenir, tout en continuant à acheter les machines et le savoir-faire allemands.

Le savoir-faire germanique va beaucoup plus loin que la seule qualité. Il englobe toute la gestion de cette qualité y compris la formation des futurs techniciens locaux et la conformité aux standards industriels nord-américains, européens ou autres. Et ces standards sont souvent nés en Allemagne pays pionnier dans l’art d’enseigner tous métiers. Un art qui naquit quand Wilhelm Von Humboldt recommanda, en 1806-1818, que tout étudiant prussien devait combiner l’éducation livresque et théorique avec le travail sur le tas, dans l’atelier ou dans les champs, pour apprendre à mieux combiner la théorie et la pratique, ce qui est devenu le fameux apprentissage, puis la liaison université-industrie, pour lesquels l’Allemagne est célèbre.

L’effort visant à ce qu’une procédure aboutisse vraiment au résultat souhaité a fait que la protection intellectuelle efficace représentée par le brevet d’invention allemand a d’abord été copiée par l’Amérique mais ensuite par toute l’UE avec le brevet européen, le Japon et autres. Les anciens standards de normalisation DIN (Deutsche Institut für Normung) ont influencé les standards américains et européens. Tout le monde sait fabriquer un objet. Mais le fabriquer en sachant d’avance qu’il sera conforme à un standard international de qualité et qu’on a les procédures en place pour entretenir et améliorer cette conformité, c’est là que l’apport allemand a été original, et c’est ce qui entretient la compétitivité allemande dans le très long terme.

Et par conséquent vous ne pouvez pas dire aux autres membres de l’UE de simplement faire comme les Allemands. Le faire serait engager une guerre commerciale ruineuse pour tous et encourager les populistes européens à exiger un retour au protectionnisme le plus destructeur. Il faut trouver autre chose.

Pourquoi pas les deux ?

Et ceci d’autant plus que nos économies sont déjà plongées dans un marasme profond du fait de la politique d’austérité que vous soutenez pour des raisons excellentes, mais qui, les choses étant ce qu’elles sont, paralysent les investissements à très long terme qui seront de toute façon nécessaires non seulement pour être compétitif mais avant tout pour travailler au grand projet de ce siècle : La conversion biocompatible, incluant la transition énergétique et la réponse au changement climatique, projet qui, lui concerne l’Allemagne comme les autres… et qui constitue d’ailleurs un marché colossal pour l’ingénierie allemande.

Et ceci d’autant plus que nos économies sont déjà plongées dans un marasme profond du fait de la politique d’austérité que vous soutenez pour des raisons excellentes, mais qui, les choses étant ce qu’elles sont, paralysent les investissements à très long terme qui seront de toute façon nécessaires non seulement pour être compétitif mais avant tout pour travailler au grand projet de ce siècle : La conversion biocompatible, incluant la transition énergétique et la réponse au changement climatique, projet qui, lui concerne l’Allemagne comme les autres… et qui constitue d’ailleurs un marché colossal pour l’ingénierie allemande.

Voici quelques solutions auxquelles notre groupe de réflexion le Comité Bastille et ses associés du Comité d’Action Démocratie Europe (CADE) travaillent depuis plusieurs années :

Lancer la création d’un nouveau système monétaire par une conférence de même portée qu’eut en 1944 celle de Bretton-Woods. Il serait fondé sur trois ou quatre monnaies de réserve (Euro, Dollar, Yuan et peut être Yen) dont le panier constituerait la référence à laquelle toutes autres monnaies (monnaies de réserve, monnaies nationales et même locales) seraient indexées sous une parité stable, mais ajustable. L’Euro continue en tant que monnaie européenne, monnaie d’un futur Etat fédéral, et monnaie de réserve, mais chaque pays ou région devient libre de pratiquer aussi des monnaies complémentaires et locales.

Introduire dans la constitution des membres de l’Euro une loi de discipline budgétaire fondée sur le modèle suisse du Eidgenossen Finanzkontrol (Contrôle Fédéral des Finances) ayant toute liberté dans les seules limites de la Constitution pour imposer le respect d’un budget une fois voté par le parlement, avec ou sans un déficit justifié par des réels investissements à très long terme, donc représentant de réelles créations d’actifs. (Peut-être cette adoption encouragera les Suisses à entrer enfin dans l’UE, ce qui renforcerait encore sa crédibilité…)

Introduire le principe de la Double Démocratie, aux niveaux nationaux et communautaire, pour garantir que toute réforme, toute loi ou règlement, tout standard mis en place en Europe, aura été débattu par des élus et parfois publiquement.

Inciter les membres de la Zone Euro a engager une réforme fiscale par laquelle tous impôts sur les revenus seront graduellement remplacés par une taxe générale sur le patrimoine, ou actif net, des seules personnes physiques ; ce qui libèrera l’investissement a très long terme des charges fiscales cumulées que constituent les impôts sur les revenus supportés par tous les acteurs de l’investissement ; qui éliminera la raison d’existence des paradis fiscaux, nés en 1929 (Acte de la Chambre des Communes) très exactement pour permettre d’échapper à l’impôt permanent et progressif sur le revenu généralisé dans le monde développé entre 1893 et 1915; qui permettra enfin une réduction structurelle des inégalités de fortune et de revenus ; et forcera efficacement une retraite de la financiarisation globale qui menace en ce moment le principe même de la démocratie dans le monde.

Nous espérons, maintenant que vos responsabilités dans la vie publique allemande ont changé, que vous auriez peut-être un moment pour entendre et discuter ces suggestions, et quelques autres.

Très respectueusement,